Le 6 mars 2020, le quotidien La Presse annonçait que le taux de chômage était le plus faible au Québec depuis 1966 [1]. Pas moins de deux semaines plus tard, on pouvait lire dans le même quotidien une prédiction à l’effet que le taux de chômage passerait de 4,5 % à 9,4 %, et que le nombre de chômeurs doublerait également, pour atteindre 425 000! [2].
Quoique troublante, cette prédiction semble refléter la tendance occasionnée par la propagation du Coronavirus (COVID-19) au Québec, où plusieurs entreprises québécoises se sont retrouvées avec un effarant surplus de main d’œuvre par l’effet de la soudaine décroissance économique.
Afin de minimiser leurs pertes, de nombreuses entreprises ont eu recours à la mise à pied temporaire de leurs employés et, bien qu’une telle suspension du lien d’emploi soit un phénomène généralement prévu aux conventions collectives, il en est tout autre dans les cas de salariés non conventionnés.
Le présent texte se veut un exposé de la définition du mécanisme juridique de la mise à pied au Québec ainsi que de ses conséquences pour les employeurs et leurs salariés à l’heure du Coronavirus.
Définition de la mise à pied
La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) définit la mise à pied de la manière suivante [3]:
La mise à pied suspend de façon temporaire le contrat de travail entre l’employeur et le salarié. Le salarié mis à pied peut donc être rappelé au travail. Il conserve son lien d’emploi pendant la durée de sa mise à pied et sa relation contractuelle est maintenue.
Le salarié mis à pied pour une période de 6 mois ou plus doit recevoir, dans les délais prévus par la loi, un avis de cessation d’emploi. L’employeur n’a pas à verser l’indemnité de vacances (4 % ou 6 %) lors de la mise à pied si les vacances du salarié n’étaient pas prévues dans cette période.
La mise à pied est donc une suspension de façon temporaire du contrat de travail entre l’employeur et le salarié. Cependant, après six (6) mois, l’employeur est tenu de remettre un avis de cessation d’emploi, de sorte que les conséquences juridiques d’une mise à pied s’assimilent à un congédiement après cette durée.
Lois applicables à la mise à pied
Alors que le Code civil du Québec est muet sur la mise à pied, la Loi sur les normes du travail prévoit les dispositions suivantes [5] :
82. Un employeur doit donner un avis écrit à un salarié avant de mettre fin à son contrat de travail ou de le mettre à pied pour six mois ou plus.
Cet avis est d’une semaine si le salarié justifie de moins d’un an de service continu, de deux semaines s’il justifie d’un an à cinq ans de service continu, de quatre semaines s’il justifie de cinq à dix ans de service continu et de huit semaines s’il justifie de dix ans ou plus de service continu.
L’avis de cessation d’emploi donné à un salarié pendant la période où il a été mis à pied est nul de nullité absolue, sauf dans le cas d’un emploi dont la durée n’excède habituellement pas six mois à chaque année en raison de l’influence des saisons.
Le présent article n’a pas pour effet de priver un salarié d’un droit qui lui est conféré par une autre loi,
82.1. L’article 82 ne s’applique pas à l’égard d’un salarié :
1° qui ne justifie pas de trois mois de service continu;
2° dont le contrat pour une durée déterminée ou pour une entreprise déterminée expire;
3° qui a commis une faute grave;
4° dont la fin du contrat de travail ou la mise à pied résulte d’un cas de force majeure.
83. L’employeur qui ne donne pas l’avis prévu à l’article 82 ou qui donne un avis d’une durée insuffisante doit verser au salarié une indemnité compensatrice équivalente à son salaire habituel, sans tenir compte des heures supplémentaires, pour une période égale à celle de la durée ou de la durée résiduaire de l’avis auquel il avait droit.
Cette indemnité doit être versée au moment de la cessation d’emploi ou de la mise à pied prévue pour plus de six mois ou à l’expiration d’un délai de six mois d’une mise à pied pour une durée indéterminée ou prévue pour une durée inférieure à six mois mais qui excède ce délai […]
Selon ce qui précède, la Loi sur les normes du travail prévoit les mêmes conséquences pour les congédiements que pour les mises à pied de plus de six (6) mois.
Ainsi, dans l’éventualité où l’État d’urgence sanitaire se poursuit et que les mises à pied durent plus de six (6) mois, les salariés seraient fondés de réclamer une « indemnité compensatrice équivalente à leur salaire habituel » conformément à l’article 82 L.n.t.
Tel que mentionné ci-haut, les indemnités compensatrices sont les suivantes:
– Moins d’un an : 1 semaine
– 1 à 5 ans : 2 semaines
– 5 à 10 ans : 4 semaines
– 10 ans et plus : 8 semaines:
Est-ce que le COVID-19 est un cas de force majeure au sens de l’article 82.1(°4) de la Loi sur les normes du travail?
Le Code civil du Québec définit la force majeure comme un événement imprévisible et irrésistible. Selon l’interprétation des tribunaux, l’évaluation d’un « événement imprévisible et irrésistible » est une évaluation de cas par cas.
Par exemple, prenons le cas de l’employé qui se voit offrir, par son employeur, l’opportunité d’aller travailler en Italie au début du mois de mars 2020 et que, deux (2) semaines plus tard, il est mis à pied. Quoi qu’exceptionnelle, cette situation ne saurait nécessairement être qualifiée comme un « évènement imprévisible », puisque la propagation du virus en Italie était bien amorcée à ce moment.
À l’opposé, un vendeur automobile qui cumule huit (8) ans d’ancienneté et qui est temporairement mis à pied par son employeur pour manque de travail pourrait être considéré comme un événement de force majeure.
À notre avis, la force majeure pourrait être invoquée à ce dernier cas plus représentatif de la situation actuelle. Ainsi, l’obligation de donner un avis écrit à un salarié avant de mettre fin à son contrat de travail ou de le mettre à pied pour six mois ou plus (article 82 L.n.t.) serait annihilée par l’événement de force majeure (article 82.1(°4) L.n.t.).
L’indemnité compensatrice en vertu du Code civil du Québec?
En plus des remèdes prévus à la Loi sur les normes du travail, l’article 2091 du Code civil du Québec prévoit une indemnité indépendante qui « doit être raisonnable et tenir compte, notamment, de la nature de l’emploi, des circonstances particulières dans lesquelles il s’exerce et de la durée de la prestation de travail ».
L’indemnité compensatrice en vertu du Code civil du Québec est nommé le délai de congé et les auteurs Trent et Poirier la définissent comme suit [4]:
Contrairement aux dispositions de la L.N.T., qui énoncent une formule précise afin de déterminer la durée du délai congé auquel a droit un employé uniquement en fonction de la durée de sa prestation de travail, l’article 2091 C.c.Q. exige de l’employeur qu’il procède à une évaluation globale des faits entourant l’embauche, la prestation et les conditions de travail ainsi que le congédiement de l’employé pour déterminer le délai de congé raisonnable qu’il doit lui verser.
Compte tenu de la complexité et du nombre élevé de critères que les employeurs doivent examiner pour déterminer ce qui constitue un délai de congé raisonnable, la nature discrétionnaire de la méthode d’évaluation du délai de congé a donné naissance à une abondante jurisprudence.
Ainsi, un salarié dont le contrat de travail est résilié (congédiement, licenciement, etc.), peut prétendre à une indemnité compensatrice dont la valeur sera évaluée par plusieurs facteurs.
Dans certains cas, cette indemnité peut même atteindre l’équivalent de 24 mois de salaire, de sorte que les conséquences sont importantes pour les employeurs et les salariés.
Est-ce qu’une mise à pied peut équivaloir à la fin d’un contrat de travail et donner droit à un délai de congé au sens du Code civil du Québec?
Encore à ce jour, la qualification de la mise à pied reste à être confirmée par les tribunaux, puisque deux interprétations jurisprudentielles s’affrontent.
La première interprétation veut que la mise à pied équivaille à une rupture du lien d’emploi unilatérale par l’employeur, tel que le rapportait l’honorable Marie-France Bich (j.c.a.) alors qu’elle était professeure en droit [5] :
43. Certainement, l’employeur qui met formellement à pied un salarié lui indique clairement qu’il n’entend pas exécuter son obligation, pendant un certain temps; par ailleurs, lorsque la mise à pied prend effet, quelle qu’ait été la façon de l’annoncer, elle équivaut à refus répété d’exécuter une des obligations consacrées par l’article 2087 C.c.Q. En pareil cas, le salarié pourrait donc à juste titre considérer que le contrat, en application de l’article 1605 C.c.Q., est rompu. Ceci n’empêcherait pas le salarié de consentir à la mise à pied, implicitement ou explicitement, engendrant ainsi une suspension mutuelle du contrat, ce que les parties peuvent toujours faire.
Contrairement à ce qui précède, la deuxième interprétation reconnait que la mise à pied n’est pas une rupture du contrat de travail, mais plutôt une « suspension unilatérale et temporaire du travail et des prestations de l’employeur ».
C’est ce qui appert de l’arrêt Cabiakman c. Industrielle-Alliance (« Cabiakman ») où la Cour suprême définit la mise à pied de la manière suivante [6] :
Dans ce contexte, la mise à pied n’est pas considérée en principe comme une rupture du contrat de travail. La mise à pied pour motif économique est plutôt traitée comme une suspension unilatérale et temporaire du travail et des prestations de l’employeur. Cette mesure vise à répondre aux impératifs de l’entreprise. Notre Cour a d’ailleurs reconnu l’existence de ce pouvoir de l’employeur, dans le cadre de l’application d’une convention collective, sans toutefois en préciser le fondement, dans Air-Care Ltd. c. United Steel Workers of America, 1974 CanLII 200 (CSC), [1976] 1 R.C.S. 2.
Cette définition est également reprise dans une décision relativement récente de la Cour d’appel dans l’affaire Groupe Lelys inc. c. Lang [7]:
[16] Le syllogisme que tire le juge de première instance de cet arrêt [Cabiakman] est pour le moins étonnant, d’autant que la Cour suprême y reconnaît que la mise à pied pour des raisons d’ordre économique est une pratique courante et acceptée au Québec. Elle précise d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’une rupture du contrat de travail, mais plutôt d’une « suspension unilatérale et temporaire du travail et des prestations de l’employeur » et que cette mesure « vise à répondre aux impératifs de l’entreprise ».
[17] En effet, la mise à pied pour des motifs économiques découle implicitement du pouvoir de direction généralement reconnu à l’employeur, qui prend les décisions nécessaires à la sauvegarde des intérêts de l’entreprise. Le salarié s’y soumet en acceptant un poste et, ce faisant, il accepte également les aléas économiques qui pourraient toucher l’entreprise. C’est d’ailleurs ce qui paraît s’être produit en l’espèce puisque, selon le témoignage du représentant de Flexo, M. Didier Péladeau, M. Lang a été informé des aléas économiques et des possibilités de mouvements de personnel entre Lelys et sa filiale Flexo avant son embauche.
[18] Ici, la reconnaissance par le juge de première instance d’une obligation de garantie de payer l’employé mis à pied, alors que ce dernier fait l’objet d’une suspension temporaire pour des motifs économiques, va à l’encontre de la pratique reconnue en la matière et équivaut à nier à l’employeur la possibilité d’avoir recours à ce type de mise à pied. En effet, quel intérêt aurait l’employeur à mettre à pied temporairement un employé en raison de difficultés économiques tout en demeurant tenu de le rémunérer sans avoir le bénéfice de sa prestation de travail. Il n’y a là aucune logique.
[19] La situation serait fort différente si M. Lang avait été embauché en vertu d’un contrat à durée déterminée, auquel cas les obligations de l’employeur sont fermes. Or, tant M. Lang que le juge de première instance reconnaissent que le contrat de travail intervenu est à durée indéterminée. Dans ce contexte, le juge ne pouvait imposer à Lelys l’obligation de rémunérer M. Lang durant sa mise à pied.
Malgré que la qualification juridique de la mise à pied soit certes floue, il demeure que sa qualification est importante, puisque la rupture du lien d’emploi permet théoriquement aux salariés de demander une indemnité de délai de congé qui, dans certains cas, peut représenter l’équivalent de vingt-quatre (24) mois de salaire.
Recommandations pratiques pour les mises à pied
Considérant l’incertitude juridique précitée, les employeurs et les salariés devraient mutuellement convenir des modalités de mise à pied ainsi que de la durée maximale de cette suspension de travail, afin de limiter leurs risques financiers et juridiques. Dans le soucis de demeurer cohérent avec les normes minimales du travail édictées par la Loi sur les normes du travail, la durée de cette suspension devrait être plafonnée à six (6) mois suivant quoi la mise à pied constituerait automatiquement un licenciement.
Similairement, les employeurs devraient mettre à jour leur contrat de travail en prévoyant les cas de force majeure, ainsi que les modalités applicables à d’éventuelles mises à pied.
À défaut d’entente entre les employeurs et leurs salariés, il est à prévoir que des salariés pourraient invoquer que leur mise à pied constitue un congédiement déguisé et ainsi poursuivre leur employeur en dommage-intérêts compensatoires, notamment afin d’exiger une indemnité de délai de congé.
Nicolas Archambault, avocat
Juriseo Avocats
227, boul. des Braves, suite 201
Terrebonne (Québec) J6W 3H6
www.juriseo.ca | 1-877-826-6080
***
Sources:
[1] https://www.lapresse.ca/affaires/economie/202003/06/01-5263545-le-taux-de-chomage-le-plus-faible-au-quebec-depuis-1966.php
[2] https://www.lapresse.ca/affaires/202003/18/01-5265197-vers-un-taux-de-chomage-qui-double.php
[3] Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail. En ligne : https://www.cnt.gouv.qc.ca/fin-demploi/mise-a-pied-licenciement-congediement-et-demission/index.html
[4] Trent, Patrick et Poirier, Katherine, «L’indemnité de fin d’emploi : où en sommes-nous?» dans Barreau du Québec. Service de la formation permanente, Un abécédaire des cessations d’emploi et des indemnités de départ (2005), vol. 227, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2005, 155, p. 171
[5] Marie-France BICH, « Le contrat de travail », dans le Barreau du Québec et la Chambre des notaires du Québec, La réforme du Code civil : Obligations, contrats nommés, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1993, p. 757-59.
[6] Cabiakman c. Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la Vie, 2004 CSC 55 (CanLII), [2004] 3 RCS 195
[7] Groupe Lelys inc. c. Lang, 2016 QCCA 68 (CanLII), http://canlii.ca/t/gn2
Découvrez nos champs de pratique: droit des affaires, droit de la personne, droit de la famille, droit des successions, droit de l’immobilier, droit de la responsabilité, droit des contrats, droit des priorités et hypothèques et actions sur compte.