Toute personne a droit au respect de sa vie privée. Il s’agit d’un droit fondamental protégé par la Charte québécoise[1] et le Code civil du Québec[2]. Dans le cadre du travail, ce droit ne cesse pas d’exister. En effet, la surveillance et la supervision qu’un employeur est en droit d’exercer sur un employé sont soumises à certaines limites. Dans l’arrêt Syndicat des travailleurs(euses) de Bridgestone Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau[3], la Cour d’appel affirmait ceci :
« De plus, son statut de salarié ne créait pas un rapport de hiérarchie sociale qui le soumettrait, à tous égards, au regard et au pouvoir de l’employeur, en dehors même de son travail. La relation de travail implique, comme on peut le voir dans la rédaction de l’article 2087 C.c.Q., comme l’explicitent habituellement les clauses de droit de gérance contenues dans les conventions collectives, la reconnaissance d’un pouvoir de direction et de contrôle, justifié fonctionnellement par la nécessité d’aménager et de diriger le travail afin d’assurer la réalisation des finalités de l’entreprise.
Ce rapport de dépendance juridique et fonctionnelle ne colore pas cependant toutes les relations entre l’employeur et le salarié, notamment hors de l’établissement. Même à l’intérieur de celui-ci, peuvent se poser des problèmes de protection du droit à la vie privée et de la dignité du travailleur, qui seront sans doute examinés lorsque l’occasion se présentera. La relation de dépendance dans l’exécution du travail ne permet pas d’induire un consentement du salarié au sens de l’article 35 C.c.Q., à toute atteinte à sa vie privée. »[4]
La Cour rappelle ainsi que le droit à la vie privée constitue une limite au pouvoir de contrôle de l’employeur sur un employé. Cette limite s’appliquerait, bien qu’à une intensité différente, tant sur les lieux de travail qu’à l’extérieur de ceux-ci. En ce sens, même lorsqu’il se trouve dans un lieu public autre que celui du travail, un employé jouit d’une expectative de vie privée et d’une protection contre les atteintes à celle-ci, laquelle peut inclure le droit de ne pas être surveillé à son insu dans ses activités ainsi que ses déplacements[5].
La filature, une méthode d’investigation consistant à faire suivre un employé dans ses activités à l’extérieur des lieux de travail, est donc une source constante de litige[6]. Que ce soit à l’occasion d’évaluations médicales contradictoires ou d’autres indices éveillant les soupçons d’un l’employeur, le recours à la filature est parfois envisagé afin de vérifier la véracité de l’état de santé dans lequel un salarié se déclare afin de justifier ses absences. Elle peut également être initiée par la CNESST, afin de vérifier le bien-fondé d’une réclamation en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles [7], telle que le paiement d’indemnités de remplacement de revenu. Bien qu’il soit admis qu’elle porte atteinte au droit à la vie privée [8], cette pratique peut être tout à fait légale lorsqu’elle s’inscrit dans des circonstances particulières et qu’elle respecte les conditions établies par la jurisprudence.
Dans l’arrêt précité, la Cour d’appel a établi les balises dans lesquelles une filature doit s’inscrire pour être légale : « […] la surveillance à l’extérieur de l’établissement peut être admise si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables, comme l’exige l’article 9.1 de la Charte québécoise »[9]. Ainsi, deux (2) critères doivent être remplis.
Le premier exige que l’employeur détienne des motifs raisonnables et suffisamment sérieux de recourir à la surveillance de l’employé. Dans la décision Securitas Transport Aviation Security Ltd. et Diaz[10], la Commission des lésions professionnelles affirme ceci en ce qui a trait au caractère sérieux du motif :
« Or, il ne suffit pas d’avoir des contradictions ou incohérences d’ordres médical ou factuel pour procéder à une surveillance par filature en dehors du milieu de travail. Il faut que ces contradictions et incohérences, par leur importance, leur nature et par la fiabilité des sources d’information, soient suffisamment sérieuses pour mettre en doute l’honnêteté du comportement du travailleur. »[11]
Il en ressort ainsi que de simples doutes sur l’état de santé présumé de l’employé sont insuffisants. La décision de procéder à la surveillance en dehors des lieux de travail ne peut donc être arbitraire et exercer de façon aléatoire. De plus, les motifs doivent impérativement exister avant de mener la filature, ce qui signifie que l’employeur « ne saurait les créer a posteriori, après avoir effectué la surveillance en litige. »[12]
Par ailleurs, la surveillance du salarié doit être réalisée en employant des moyens raisonnables, comme le prévoit le deuxième critère énoncé par la Cour d’appel dans l’affaire Bridgestone. Par conséquent, la filature en tant que moyen de surveillance doit s’avérer nécessaire pour obtenir les renseignements dont l’employeur a des motifs sérieux et raisonnables de rechercher. Il faut également que la surveillance menée par la filature soit exécutée de manière raisonnable. En termes plus précis, il faut qu’ « elle soit menée de la façon la moins intrusive possible. »[13] Ainsi, il est préférable qu’une filature soit ponctuelle plutôt que systématique et continue. En outre, elle devrait être limitée dans le temps et réalisée alors que l’employé peut être visible du public, par exemple lorsqu’il travaille devant son terrain ou lorsqu’il se déplace dans les rues de la ville[14].
Lorsque ces conditions sont respectées, une filature serait légale. Dans tous les cas, la prudence est de mise lorsqu’une filature est envisagée, puisque le droit à la vie privée est un droit fermement encadré par notre législation. L’investigateur d’une telle procédure de surveillance a fort intérêt qu’elle soit effectuée selon les règles juridiques applicables, puisqu’à défaut, les renseignements obtenus pourraient être inadmissibles en preuve devant un tribunal[15].
Hugo Millette-Tremblay, étudiant en droit
Juriseo Avocats
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[1] Charte des droit et liberté de la personne, RLRQ, c. – C12, (ci-après, la « charte »), art. 5,6,7 et 8.
[2] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, (ci-après, le « C.c.Q. »), art. 35 et 36.
[3] Syndicat des travailleurs(euses) de Bridgestone Firestone de Joliette (csn) c. Trudeau, 1999 CanLII 13295 (QCCA).
[4] Id., p. 17.
[5] Id., p. 16.
[6] Reine LAFOND et Mylène LUSSIER, « La filature 10 ans après Bridgestone/Firestone : admissibilité devant la C.L.P., utilité et conséquences », dans Barreau du Québec, Service de la formation continue, Développements récents en droit du travail (2010), vol. 318, Montréal (QC), Y. Blais, 2010, p. 191.
[7] L.R.Q., c. A-3.001, ci-après « L.A.T.M.P. ».
[8] Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, préc., note 3, p.
[9] Id., p. 17.
[10] Securitas Transport Aviation Security Ltd. et Diaz, 2014 QCCLP 3087 (CanLII).
[11] Id., par. 55 ; Stéphane LACOSTE et Catherine MASSÉ-LACOSTE, « Les développements récents en droit de la vie privée appliqués au droit du travail québécois », dans Barreau du Québec, Service de la formation continue, Développements récents en droit du travail (2019), vol. 454, Montréal (QC), Y. Blais, 2019, 89, p.115.
[12] Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, préc., note 3, p. 19.
[13] Id.
[14] Id.
[15] S. LACOSTE et C. MASSÉ-LACOSTE préc., note 10, p. 134-135 ; Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, préc., note 3.