Introduite en 2009, la Loi sur les sociétés par actions (RLRQ c S-31.1) du Québec (ci-après « LSAQ ») prévoit qu’une société doit indemniser ses administrateurs et dirigeants de tous leurs frais et dépenses raisonnables qui ont été occasionnés par la tenue de poursuites judiciaires.
La loi et les commentaires du ministre
L’article 159 LSAQ est libellé comme suit [1] :
159. Sous réserve de l’article 160, la société doit indemniser ses administrateurs et dirigeants ou leurs prédécesseurs, ses autres mandataires, ainsi que toute autre personne qui, à sa demande, remplit ou a rempli des fonctions similaires pour un autre groupement, de tous leurs frais et dépenses raisonnables faits dans l’exercice de leurs fonctions, y compris les sommes versées pour transiger sur un procès ou exécuter un jugement, ou qui ont été occasionnés par la tenue d’une enquête ou par des poursuites dans lesquelles ils étaient impliqués, dans la mesure où:
1° cette personne a exercé ses fonctions avec honnêteté et loyauté dans l’intérêt de la société ou, selon le cas, dans l’intérêt du groupement dans lequel elle occupait la fonction d’administrateur ou de dirigeant ou agissait en cette qualité à la demande de la société;
2° dans le cas d’une poursuite entraînant le paiement d’une amende, cette personne avait de bonnes raisons de croire que sa conduite était conforme à la loi.
La société doit en outre avancer à ces personnes les sommes nécessaires pour assumer les frais de leur participation à une procédure visée au premier alinéa et les dépenses y afférentes.
Loi sur les sociétés par actions, RLRQ c S-31.1, art 159.
Selon les commentaires du ministre de la Justice, l’article 159 LSAQ confère une obligation pour la société d’indemniser ses administrateurs lorsqu’ils sont impliqués dans des poursuites civiles, pénales ou administratives [2] :
Cette disposition introduit une obligation statutaire pour la société d’indemniser ses administrateurs, ses dirigeants ou leurs prédécesseurs, ses autres mandataires ainsi que toute autre personne qui, à sa demande, a rempli des fonctions similaires pour un autre groupement, de tous les frais et dépenses encourus par la tenue d’une enquête ou par le dépôt de poursuites civiles, pénales ou administratives dans lesquelles ces personnes sont impliquées lorsqu’elles :
– ont exercé leurs fonctions avec honnêteté et loyauté dans l’intérêt de la société;
– avaient, dans le cas d’une poursuite pénale entraînant le paiement d’une amende, de bonnes raisons de croire que leur conduite était conforme à la loi.
La société doit également avancer à ces personnes les sommes nécessaires pour assumer les frais liés à leur participation à toute procédure les impliquant.
Explications et commentaires aux parlementaires sur le projet de loi sur les sociétés par actions, document du Ministère des Finances pour l’étude détaillée du projet de loi 63 présenté à l’Assemblée nationale le 7 octobre 2009.
L’application de l’obligation d’indemnisation
Plus de dix ans plus tard, il est surprenant de constater que l’article 159 LSAQ est rarement invoqué en justice. En effet, seulement trois (3) décisions sont répertoriées dans l’Institut canadien d’information juridique (CanLII)[3].
L’une de ces décisions est la récente affaire Craig Packaging Ltd. c. Beaumont, 2020 QCCS 367 (CanLII), où l’Hon. Juge Barin discute de l’application de l’article 159 LSAQ à un cas d’oppression contre une société et l’un de ses administrateurs.
Indemnisation en cours de procédures judiciaires
En s’appuyant sur l’arrêt Blair v. Consolidated Enfield Corp.[4] de la Cour suprême du Canada, le Tribunal conclut que l’administrateur ou le dirigeant qui demande à être indemnisé conformément à l’article 159 LSAQ est présumé être de bonne foi et qu’il appartient à la partie adverse de démontrer le contraire [5] :
[171] In my first decision delivered orally on 9 May 2019 and transcribed on 10 June 2019, I concluded that the bylaws of Montcorr dated 26 July 2014, which were likely prepared with the participation and input of Craig Packaging, in paragraph 184 under the heading “Indemnification”, permit the payment by Montcorr of Beaumont’s legal fees until a final adjudication of this matter.
[172] At that time, I noted that section 159 of the Act favoured such an approach. […]
[173] I also noted that the language in paragraph 185 of Montcorr’s bylaw were mandatory – in other words, the corporation was obliged to advance the moneys in question with the caveat that if a court or competent authority subsequently concluded that the person had committed an intentional or gross fault, the person would, according to paragraph 186, have to repay Montcorr all monies advanced.
[174] Finally, in May of 2019, I noted that case law appeared to support such a conclusion. In short, I indicated that while there did not appear to be any decisions under Quebec law that addressed the particular facts of this case – the situation where the director in question was also an employee of one of the shareholders of the corporation – in my view the general principles set out under article 159 of the Act were applicable.
[…]
[177] As the Supreme Court indicated, in the case of a director requiring an advance of moneys under a provision similar to the one in paragraph 185 of Montcorr’s bylaws, the “person” in question was assumed to be acting in good faith unless proven otherwise.
[178] In May of 2019, therefore, I decided to presume the good faith of Beaumont unless proven otherwise at trial.
Craig Packaging Ltd. c. Beaumont, 2020 QCCS 367 (CanLII)
Comme le mentionne le Tribunal, une ordonnance préalable à l’audition finale avait été rendue afin de permettre à l’administrateur, dans ce cas-ci M. Beaumont, d’être indemnisé pour ses frais durant les procédures judiciaires.
Cette décision confirme la thèse selon laquelle les administrateurs et les dirigeants d’une société n’ont pas à subir les conséquences financières d’une poursuite judiciaire lorsqu’ils sont poursuivis personnellement en leurs qualités d’administrateur ou de dirigeant. Selon la jurisprudence précitée, la seule exception à ce principe serait la démonstration que l’administrateur ou le dirigeant est de mauvaise foi.
Cependant, l’indemnisation octroyée aux administrateurs et dirigeants en cours d’instance judiciaire n’est pas définitive et pourra être révisée dans la décision finale du dossier judiciaire.
La révision de l’indemnisation lors de l’audition finale
Comme le précisait la Cour d’appel dans l’arrêt Eagan c. Ward, le juge qui aura l’occasion d’entendre le dossier dans son entièreté pourra réviser la décision rendue en cours d’instance qui accordait ou rejetait une indemnisation à un administrateur ou à un dirigeant [6] :
[19] En effet, il sera toujours possible au juge de remédier aux ordonnances rendues lors du jugement final, dans la mesure où le juge conclut que les articles 159 et 160 LSA trouvent application ou que les requérants auront eu l’occasion de démontrer que, contrairement à ce qu’allèguent les procédures, ils ont agi dans l’exercice de leurs fonctions avec honnêteté et loyauté dans l’intérêt des sociétés mises en cause sans commettre quelque faute lourde ou intentionnelle.
Eagan c. Ward, 2019 QCCA 1322 (CanLII)
Cette analyse de la Cour d’appel du Québec concorde d’ailleurs avec l’article 160 LSAQ qui stipule que l’administrateur ou le dirigent doit rembourser à la société toute indemnisation déjà versée en application de l’article 159 LSAQ lorsque le tribunal établit que les conditions énoncées aux paragraphes 1° et 2° du premier alinéa de l’article 159 ne sont pas respectées :
160. Dans l’éventualité où un tribunal ou toute autre autorité compétente établit que les conditions énoncées aux paragraphes 1° et 2° du premier alinéa de l’article 159 ne sont pas respectées, la société ne peut indemniser cette personne et celle-ci doit rembourser à la société toute indemnisation déjà versée en application de cet article.
De plus, la société ne peut indemniser une personne visée à l’article 159 lorsque le tribunal a constaté qu’elle a commis une faute lourde ou intentionnelle. Cette personne doit alors rembourser à la société toute indemnisation déjà versée, le cas échéant.
Loi sur les sociétés par actions (RLRQ c S-31.1), art. 160
Plus encore et contrairement à l’analyse du juge Barin quant à l’application de l’article 159 LSAQ en cours d’instance, la bonne foi de l’administrateur ou du dirigeant n’est pas probante dans l’analyse des cas d’ouverture de l’indemnisation lors de l’audition finale. En effet, même en reconnaissant que l’administrateur avait agi hâtivement, voire cavalièrement, la Cour s’est limitée à analyser s’il avait agi « avec honnêteté et loyauté dans l’intérêt de la société », tel que stipulé à l’article 159 [7] :
[179] Having now heard the testimony of the principal witnesses and considered all of the evidence put before me, I am of the view that although Beaumont may have acted somewhat hastily and perhaps cavalierly, he did not in any way act dishonestly or disloyally towards Montcorr.
[180] In any event, no such demonstration was made before me on the balance of probabilities.
[181] As such, I do not see any reason for Beaumont to reimburse the legal defense costs that were paid on his behalf to defend a case that was particularly commenced against him to make a point.
Craig Packaging Ltd. c. Beaumont, 2020 QCCS 367 (CanLII)
Analyse
Selon nous et avec égards pour l’opinion de la Cour, les tribunaux ne devraient pas avoir de doubles standards dans l’analyse de l’application de l’article 159 LSAQ.
Dans un premier temps, l’imposition d’une condition additionnelle en cours d’instance n’était pas recherchée par le législateur. Bien au contraire, le législateur a sciemment exclu les administrateurs et les dirigeants qui ont commis une faute lourde ou intentionnelle à l’article 160 LSAQ. Le fait d’élargir cette exclusion aux administrateurs de mauvaise foi nous apparaît manifestement contraire à l’intention législative et contraire à la maxime « le législateur ne parle pas pour ne rien dire ».
Dans un second temps, l’imposition d’une condition additionnelle dans l’analyse de l’application de l’article 159 LSAQ semble permettre à la Cour de punir momentanément l’administrateur ou le dirigeant qu’elle estime être de mauvaise foi. Pour illustrer cet argument, prenons le cas de figure d’une personne de mauvaise foi n’ayant pas commis « une faute lourde ou intentionnelle »[8]. Selon l’analyse de la Cour dans l’affaire Craig [9], cette personne sera privée d’une indemnité jusqu’à ce qu’un jugement final soit rendu. Selon nous, l’inclusion de l’analyse de la mauvaise foi en cours d’instance permet au Tribunal de punir à court terme un administrateur ou dirigeant alors que la LSAQ n’octroie pas de tels pouvoirs.
À notre avis, l’analyse en cours d’instance d’une indemnisation à un administrateur ou à un dirigeant devrait plutôt s’inspirer des critères applicables aux ordonnances de sauvegarde, tels que l’urgence, l’apparence de droit ainsi que la balance des inconvénients.
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Me Nicolas Archambault
Juriseo Avocats, Terrebonne (Québec)
narchambault@juriseo.ca
[1] Loi sur les sociétés par actions, RLRQ c S-31.1, art 159.
[2] Explications et commentaires aux parlementaires sur le projet de loi sur les sociétés par actions, document du Ministère des Finances pour l’étude détaillée du projet de loi 63 présenté à l’Assemblée nationale le 7 octobre 2009.
[3] Craig Packaging Ltd. c. Beaumont, 2020 QCCS 367 (CanLII), Eagan c. Ward, 2019 QCCA 1322 (CanLII) et Langlois c. Langlois, 2015 QCCS 4203 (CanLII)
[4] 1995 CanLII 76 (SCC), [1995] 4 SCR 5, at page 23.
[5] Craig Packaging Ltd. c. Beaumont, 2020 QCCS 367 (CanLII), par. 170 à 178,
[6] Eagan c. Ward, 2019 QCCA 1322 (CanLII), par. 14.
[7] Craig Packaging Ltd. c. Beaumont, 2020 QCCS 367 (CanLII), par. 179 à 181.
[8] Loi sur les sociétés par actions (RLRQ c S-31.1), art. 160.
[9] Craig Packaging Ltd. c. Beaumont, 2020 QCCS 367 (CanLII), par. 170 à 178.