Dans certaines situations, la loi donne un pouvoir unique à certains créanciers : celui d’inscrire une hypothèque sur un bien sans en être propriétaire ni avoir besoin de l’autorisation de celui-ci. C’est ce que l’on appelle une hypothèque légale.
Contrairement à l’hypothèque conventionnelle (comme celle prise par une banque sur une maison lors d’un prêt hypothécaire), l’hypothèque légale découle directement du Code civil du Québec. Elle n’a donc pas besoin d’être négociée car elle existe automatiquement dans certains cas précis. Selon l’article 2724 du Code civil du Québec, seules quatre grandes catégories de créanciers peuvent en bénéficier :
- L’État (surtout pour les impôts impayés) ;
- Les personnes ayant participé à la construction ou la rénovation d’un immeuble ;
- Le syndicat des copropriétaires (pour récupérer les charges communes impayées) ;
- Et toute personne ayant obtenu un jugement en sa faveur (pour récupérer sa créance résultant d’un jugement).
Parmi ces catégories, l’hypothèque légale de la construction se distingue. Elle bénéficie de règles particulières qui en font un outil extrêmement puissant pour les entrepreneurs et les professionnels du bâtiment.
Qui peut bénéficier de l’hypothèque légale de la construction?
L’hypothèque légale de la construction est un privilège réservé à certaines personnes qui ont contribué à la construction ou à la rénovation d’un immeuble. Selon l’article 2726 du Code civil du Québec, seuls les architectes, ingénieurs, fournisseurs de matériaux, ouvriers, entrepreneurs et sous-entrepreneurs peuvent en bénéficier pour les travaux, matériaux ou services qu’ils ont fournis à la demande directe du propriétaire.
Pour les architectes et ingénieurs, il est indispensable d’être membres en règle de leur ordre professionnel et de détenir un permis d’exercice valide. Les firmes d’ingénieurs ou d’architectes sont donc aussi couvertes.
Le fournisseur de matériaux doit avoir livré des matériaux utilisés directement dans les travaux. Ça peut être du bois, des clous, des tuiles ou même des éléments préfabriqués comme un escalier. Toutefois, pour bénéficier de l’hypothèque légale de la construction, les matériaux doivent être incorporés à l’immeuble ou consommés pendant les travaux. Sinon, ils doivent avoir été altérés au point de ne plus être réutilisables.[1] Seul celui qui a fourni les matériaux directement a droit à cette hypothèque ; le fournisseur du fournisseur, lui, n’est donc pas protégé.
Il est important de noter que certaines personnes intervenant dans un chantier, comme un locateur d’équipement (par exemple, pour une grue ou une plateforme), ne peuvent pas bénéficier de l’hypothèque légale de la construction, car elles ne fournissent ni matériaux ni services directement liés aux travaux.
L’ouvrier, quant à lui, doit être lié par un contrat de travail, c’est-à-dire qu’il effectue son travail sous la direction d’un employeur, ce qui lui donne droit à l’hypothèque légale pour les tâches qu’il a réalisées.[2]
L’entrepreneur agit différemment : il réalise les travaux selon ses propres moyens, sans lien de subordination avec le client, dans le cadre d’un contrat d’entreprise.[3] Seul l’entrepreneur titulaire d’une licence valide peut exercer ce droit. Si un entrepreneur non licencié inscrit une hypothèque légale, le propriétaire peut demander sa radiation, sauf s’il avait connaissance de cette absence de licence.[4]
Le sous-entrepreneur, qui travaille généralement pour un entrepreneur général et non directement pour le propriétaire, peut aussi bénéficier de l’hypothèque légale, mais seulement à condition de dénoncer son contrat par écrit au propriétaire dans un délai précis.[5] L’ouvrier, lui, n’est pas soumis à cette obligation de dénonciation.
Quand et comment s’acquiert l’hypothèque légale de la construction?
Comme le mentionne l’article 2726 du code civil du Québec, l’hypothèque légale de la construction existe sans qu’il soit nécessaire de la publier. Même si elle ne devient opposable aux tiers qu’après certaines formalités, l’hypothèque légale de la construction prend naissance dès la conclusion du contrat d’entreprise. En d’autres mots, le droit existe dès que l’entrepreneur, le fournisseur ou l’intervenant s’engage à réaliser les travaux.[6]
La conservation de l’hypothèque légale de la construction – 2 formalités
D’abord, cette hypothèque existe automatiquement pendant les 30 jours suivant la fin des travaux, même sans publication.[7]
Pour la conserver au-delà de ce délai, il faut inscrire un avis au registre foncier désignant l’immeuble concerné et indiquant le montant de la créance. Ce même avis doit également être signifié au propriétaire de l’immeuble. Cela dit, une signification tardive n’annule pas automatiquement l’hypothèque si aucun préjudice n’est causé au propriétaire.[8]
Ensuite, dans les six mois suivant la fin des travaux, le créancier doit soit publier une action en justice contre le propriétaire, soit inscrire un préavis d’exercice d’un droit hypothécaire. À défaut, l’hypothèque peut être radiée à la demande de toute personne intéressée.[9]
En résumé, pour ne pas perdre une hypothèque légale de la construction, il faut être rapide, précis et rigoureux : inscrire et signifier l’avis dans les 30 jours de la fin des travaux, puis agir dans les six mois. C’est la clé pour protéger efficacement son droit au paiement.
Une hypothèque légale par unité d’exploitation
Lorsqu’on parle d’hypothèque légale de la construction, il faut savoir qu’elle ne peut viser qu’une seule « unité d’exploitation » à la fois. En droit, une unité d’exploitation désigne l’ensemble d’un terrain, de ses bâtiments et de ses accessoires utilisés pour une même fin, formant un tout cohérent et fonctionnel. Par défaut, la loi présume qu’un lot correspond à une unité d’exploitation.
Toutefois, il peut arriver qu’un projet de construction concerne plusieurs lots (par exemple, la création d’un grand stationnement couvrant plusieurs terrains). Dans ce cas, si ces lots appartiennent au même propriétaire, que les constructions sont contiguës ou très proches, et qu’elles sont interdépendantes (autrement dit, qu’elles ne peuvent pas être séparées sans modifications majeures ou servitudes), alors ils seront considérés ensemble comme une seule unité d’exploitation. C’est souvent le cas pour un centre commercial avec plusieurs bâtiments liés entre eux, ou un complexe immobilier.[10] Résultat : une seule hypothèque légale peut couvrir cet ensemble!
L’hypothèque légale de la construction est limitée à la plus-value apportée à l’immeuble
Lors de rénovations, l’hypothèque légale de la construction est limitée à la « plus-value » apportée à l’immeuble.[11] La plus-value, c’est simplement l’augmentation de la valeur de l’immeuble causée par les travaux. En effet, la plus-value est la différence entre la valeur de l’immeuble rénové et la valeur qu’avait cet immeuble sans cette rénovation. Par exemple, si on construit un garage ou refait complètement la toiture, l’immeuble vaut plus cher donc il y a une plus-value. Cependant, si on change seulement les poignées de porte ou les armoires dans une cuisine sans vraiment apporter d’améliorations à l’immeuble, il se peut qu’il n’y ait pas de plus-value, donc pas d’hypothèque légale possible.[12]
Il n’est pas nécessaire pour chaque intervenant de démontrer précisément la plus-value qu’il a générée. Tout ce qu’il faut, c’est que l’ensemble des travaux améliore réellement l’immeuble, et la valeur ajoutée sera ensuite partagée entre les personnes qui ont contribué. Par exemple, si plusieurs intervenants ont travaillé sur une rénovation complète, chacun aura droit à une part, selon ce qu’il a facturé.[13]
Le cas particulier des travaux après un sinistre
Dans certains cas, des travaux réalisés après un sinistre (comme une inondation ou un incendie) peuvent donner ouverture à une hypothèque légale de la construction. Ce droit n’est toutefois pas automatique : tout dépend de la nature des travaux réalisés et de leur impact sur l’immeuble.
Comme mentionné plus tôt, la loi reconnaît que des réparations mineures, comme remplacer une poignée de porte ou réparer une seule fenêtre, ne génèrent généralement pas de plus-value à l’immeuble. Ces interventions ne donnent donc pas droit à une hypothèque légale. En revanche, lorsqu’un entrepreneur effectue des travaux majeurs pour remettre en état un bâtiment gravement endommagé, comme refaire les circuits électriques, restaurer les murs, remplacer les revêtements de sol ou moderniser la fenestration complète, il s’agit de véritables rénovations. Ces rénovations apportent une plus-value réelle à l’immeuble, condition essentielle à l’hypothèque légale de la construction.[14]
Il faut aussi savoir que certains travaux préliminaires, bien qu’ils ne soient pas de la construction au sens strict, peuvent tout de même ouvrir droit à une hypothèque légale. C’est le cas, par exemple, de travaux de nettoyage ou de décontamination après sinistre qui sont absolument nécessaires pour permettre le début de la rénovation ou de la reconstruction. Lorsque ces interventions sont indispensables à la réalisation du chantier, même si elles ne changent pas directement la structure de l’immeuble, elles peuvent être considérées comme une étape essentielle du projet de rénovation. Dans ce contexte, elles s’intègrent au processus global et participent à la plus-value finale de l’immeuble pouvant donner accès à l’hypothèque légale de la construction.[15]
Cela dit, pour que ces travaux préliminaires donnent lieu à une hypothèque légale, il faut qu’ils soient suivis d’une véritable rénovation ou construction. S’ils ne sont pas rattachés à un projet concret ou s’il n’y a pas eu d’étapes subséquentes qui ont permis d’augmenter la valeur de l’immeuble, le droit à l’hypothèque légale pourrait être refusé.
En somme, la ligne est parfois mince entre une simple réparation et une rénovation admissible à l’hypothèque légale. Ce qui fait la différence, c’est l’ampleur des travaux, leur capacité à augmenter la valeur de l’immeuble, et surtout, leur rôle nécessaire dans un projet plus vaste.
Conclusion
L’hypothèque légale de la construction est un outil puissant de protection pour les professionnels du bâtiment. Elle permet de garantir le paiement des travaux sans avoir à recourir à une entente préalable avec le propriétaire. Mais ce droit vient avec des conditions strictes : seuls certains intervenants peuvent en bénéficier, les travaux doivent apporter une plus-value à l’immeuble, et des démarches précises doivent être respectées dans des délais serrés. Que ce soit pour un grand chantier de rénovation ou des travaux de remise en état après un sinistre, comprendre les règles de l’hypothèque légale est essentiel pour protéger ses droits et son argent.
Vous avez des questions ou souhaitez faire valoir vos droits? Nos avocats spécialisés en droit de la construction sont là pour vous guider. N’hésitez pas à nous contacter : il nous fera plaisir de vous écouter et de vous accompagner.
Samuel Ringuet, étudiant en droit
[1] Lumberland inc. c. Nineteen Hundred Tower Ltd.
[2] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 2085
[3] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 2098 et 2099
[4] Loi sur le bâtiment, RLRQ, c. B-1.1, art. 50
[5] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 2728
[6] Armor Ascenseur c. Caisse de dépôt et placement
[7] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 2727
[8] Doré c. Construction Gaétan Savard inc.
[9] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 3061
[10] Construction Raoul Pelletier (1997) inc.
[11] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 2728
[12] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 2952
[13] Beylerian c. Constructions et rénovations Willico Inc.
[14] Beylerian c. Constructions et rénovations Willico Inc.
[15] 2756-5027 Québec inc. c. 9158-8558 Québec inc.