(Québec) Interdire aux piétons de texter en marchant? Toronto y pense au moment où les incidents impliquant des promeneurs distraits par l’attrait incontrôlable de leur téléphone portable est en hausse. Et la folie Pokémon GO n’a rien pour aider.
Le phénomène intéresse de plus en plus les pouvoirs publics et les chercheurs, résultat d’un usage croissant des bidules électroniques pour écrire, lire, jouer ou utiliser une application mobile tout en déambulant sur le trottoir et aux intersections. Un article du Figaro paru en mai évoquait même la notion desmombies, contraction des mots smartphone et zombie, en allusion au fait que les marcheurs absorbés par leur téléphone marchent comme des morts-vivants sans repères.
Mais est-il farfelu d’aller jusqu’à réglementer? Pas à Toronto. Le 14 juillet, le conseil municipal a voté à 26 conseillers contre 15 en faveur d’une motion demandant au gouvernement provincial de l’Ontario de se pencher sur la possibilité de légiférer quant aux piétons qui ont les yeux rivés sur leur téléphone pour texter ou chasser les Pikachu de ce monde. Le maire de la Ville Reine, John Tory, a aussi donné son appui.
La motion, qui ne paraissait pas très sérieuse aux yeux de certains politiciens, l’était pourtant pour celle qui l’a proposée, la conseillère Frances Nunziata. Selon l’élue, il s’agit d’une suite logique à l’interdiction de l’usage du téléphone cellulaire au volant. «Si vous textez en conduisant ou en marchant au moment de traverser la rue, pour moi, c’est la même chose», a-t-elle justifié.
Règlement municipal
Interpellé, le gouvernement provincial n’a finalement pas tardé à réagir, le ministre ontarien des Transports, Steven Del Duca, indiquant dès le lendemain qu’il ne changera pas la loi, mais que Toronto aura le loisir de voter un règlement municipal en ce sens.
«Toute action du ministre ou du gouvernement aurait eu un effet provincial au lieu de ne s’appliquer qu’au réseau routier de la ville de Toronto», a indiqué Steve Johnston, du service des communications de la Ville de Toronto dans un courriel au Soleil lundi dernier.
«Maintenant que nous avons la réponse du provincial, le conseil municipal pourra demander aux fonctionnaires municipaux d’explorer les pouvoirs dont dispose la Ville pour réglementer cette question», a-t-il ajouté.
Une municipalité québécoise qui voudrait aller de l’avant avec un tel règlement pourrait aussi le faire. Toronto n’est d’ailleurs pas la seule ville à se préoccuper des répercussions de l’usage croissant des téléphones sur la voie publique. Un peu partout, règlements ou aménagements urbains visent à réduire les risques (lire les autres textes).
Accidents en hausse, disent des études
Chaque fois, on invoque des études faisant état d’une hausse d’accidents liés à des piétons distraits. Au premier chef, celle, en 2013, de l’Université de l’Ohio. On notait alors que 1506 piétons distraits par leur téléphone avaient été amenés aux urgences en 2010, contre 256 cinq ans plus tôt. La majorité sont des jeunes hommes, note l’étude de Jack L. Nasar et Derek Troyer publiée dans la revue Accident Analysis and Prevention.
En juin, des conseillers municipaux de Vancouver ont admis regarder d’un oeil attentif l’expérience de Toronto. «On s’en prend beaucoup aux automobilistes qui utilisent leur téléphone au volant. Je crois que les piétons ne devraient pas texter sur la voie publique», a déclaré à la CBC le conseiller vancouverois Geoff Meggs.
Les villes québécoises libres de légiférer
Au Québec, aucune municipalité n’a entrepris de démarche pour légiférer contre les piétons distraits par leur téléphone cellulaire. Mais si elles le souhaitaient, la loi leur permettrait de le faire.
«Une municipalité du Québec pourrait voter un règlement qui concernerait l’utilisation des textos par les piétons», a confirmé au Soleil le porte-parole du ministère des Transports, Alexandre Bougie.
Tout comme ce sera peut-être le cas à Toronto, des avertissements et des amendes pourraient être distribués en vertu d’un règlement municipal, sans que l’intervention du gouvernement provincial soit nécessaire.
Compétence
«Dans l’exercice de ses pouvoirs en matière de transport et de sécurité, une municipalité pourrait prévoir une prohibition. Un tel règlement n’aurait pas besoin d’être approuvé par le Ministère», a certifié M. Bougie.
Les dossiers pour lesquels les municipalités québécoises ont besoin de passer par le ministère des Transports touchent la circulation des véhicules lourds, la vitesse, le transport des matières dangereuses ou encore les véhicules hors route, a-t-il énuméré.
Une administration municipale pourrait aussi adopter des mesures non répressives, mais qui prônent la prudence et le bon comportement comme «une charte ou un énoncé», a ajouté M. Bougie.
Si Toronto va de l’avant avec son règlement à la rentrée d’automne, la question sera peut-être plus mise en lumière dans diverses provinces au pays. Mais à l’Union des municipalités du Québec, le porte-parole Patrick Lemieux a confirmé au Soleil cette semaine que pour l’instant, aucune municipalité québécoise n’avait encore légiféré sur cette question.
Gare à ne pas faire porter le «fardeau de la preuve» aux marcheurs
L’arrivée récente de la folie Pokémon GO va peut-être changer la donne, mais, pour l’instant, le phénomène de la distraction des piétons demeure marginal, selon Piétons Québec. L’organisme met toutefois en garde contre la tentation de rendre coupables les piétons pour des collisions pour lesquelles les automobilistes demeurent la principale menace.
«Cette question n’a pas encore émergé comme un vrai problème de sécurité. Il est encore difficile de trouver des chiffres», a commenté la co-porte-parole de Piétons Québec, Jeanne Robin. Malgré tout, elle se dit consciente que les distractions des piétons doivent être considérées, voire étudiées.
Pas un problème majeur
«Ce n’est pas forcément un problème majeur qu’il est nécessaire de gérer par la loi. Mais c’est sûr qu’il y a toujours matière à être vigilants. Il est important de suivre ce dossier, mais il faut savoir de quoi on parle avant de mettre en place des règlements contraignants.»
Au coeur de cette réserve, la crainte que la responsabilité ne soit mise sur le dos des piétons qui demeurent de loin les principales victimes des collisions. «C’est légitime de vouloir sensibiliser, mais il ne faut pas inverser le fardeau de la preuve», dit-elle.
Mme Robin rejette aussi les comparaisons avec l’usage du téléphone intelligent au volant. «Le cellulaire à pied, ça dérange, ça agace, mais ça tue pas. C’est pas pareil», tranche-t-elle.
Ailleurs dans le monde…
Allées réservées pour texter en Chine
En Chine, la ville de Chongqing ne distribue pas d’amendes et n’a pas changé sa signalisation, mais a opté en 2014 pour l’aménagement d’une bande piétonne exclusivement réservée aux utilisateurs de téléphone. La section, marquée par un pictogramme de téléphone peint au sol, semblait une copie de ce qui avait été fait peu avant à Washington. À ce moment, une telle allée réservée du trottoir avait été installée pour étudier le comportement des piétons pour l’émission Mind Over Masses de National Geographic, rapportait le journal The Guardian.
Feux de signalisation spéciaux en Allemagne
La municipalité d’Augsburg en Allemagne a lancé en avril un projet pilote pas banal: placer des feux de signalisation au sol pour inciter les piétons à lever les yeux de leur téléphone portable. Les feux clignotent de couleur rouge lorsqu’un véhicule approche et restent verts quand il n’y a aucun danger à l’horizon. «Nous avons compris que, de nos jours, les feux de croisement habituels n’entraient plus dans le champ de vision de bien des piétons», avait alors commenté un responsable de la ville au quotidien Augsburger Allgemeine, cité par le quotidien français Le Figaro.
La prison au New Jersey?
Si au Canada, la Ville de Toronto envisage de punir les piétons qui traversent la rue rivés à leur téléphone, l’État du New Jersey passera bientôt à l’action avec des peines allant de 50$ jusqu’à… 15 jours de prison. À Hawaii, un projet de règlement à l’étude pourrait mener à 250$ d’amende. D’autres États ont toutefois échoué dans leur tentative de réglementer les piétons «zombies», dont New York, l’Arkansas, l’Illinois et le Nevada.