Sans aucun doute, il vous est déjà arrivé qu’un objet de valeur se fasse abîmer ou même détruire par quelqu’un ? Le cas échéant, il est fort possible que le fautif vous propose lui-même de payer pour la réparation ou encore l’achat d’un objet de remplacement.
À titre d’exemple, prenons votre vélo préféré : par maladresse votre camarade de classe brise la chaîne, la seule option pour remettre le vélo fonctionnel est de la remplacer ce qui coûtera deux-cents dollars (200 $) pour la pièce et les frais de réparation. Vous aurez donc une facture bien tangible à remettre au fautif afin de lui demander une réparation pour son geste, c’est ce qu’on appelle des dommages pécuniaires ou bien un préjudice matériel. Or, imaginons que le seul réparateur de bicyclette sera uniquement disponible dans deux (2) mois, soit à la fin de la période estivale et que vous devrez alors marcher pour vous déplacer durant tout ce temps, ce qui vous cause moult désagréments en plus de vous frustrer au plus haut point… Cesdits désagréments peuvent-ils être compensés ?
La réponse est oui. Il s’agit de ce qu’on appelle un préjudice moral ou encore un dommage non pécuniaire.
L’évaluation du préjudice moral
Mais comment évaluer la tristesse, la déception, les troubles que vous vivez ? De quelle manière mettre un chiffre sur un aspect si subjectif ? Les tribunaux se sont penchés sur la question.
Dans l’affaire Proulx c. Club de golf Summerlea[1], le juge Daniel Lévesque (J.C.Q) résume l’approche qu’il faut adopter de la manière suivante :
Compte tenu de la nature du préjudice, la détermination de l’indemnité adéquate relève de l’exercice d’une discrétion et d’une appréciation d’ensemble par le Tribunal.
En matière de perte non pécuniaire, « […] l’indemnisation est le fruit d’une « démarche essentiellement discrétionnaire en tenant compte d’un ensemble de facteurs personnalisés.»
Les dommages moraux sont difficilement quantifiables. Ils entrent dans la catégorie des pertes non pécuniaires. Leur évaluation ne repose sur aucune science exacte ni sur de savants calculs mathématiques. Au lieu de tenter de chiffrer la perte des agréments de la vie, l’évaluation des dommages moraux vise à fixer une indemnité suffisante pour fournir à la victime une consolation raisonnable pour ses malheurs.
L’évaluation monétaire des pertes résultant d’un préjudice corporel est tributaire des faits propres à chaque affaire et comporte forcément une certaine part d’arbitraire. Afin d’atténuer la subjectivité qui caractérise cet exercice délicat, les tribunaux supérieurs nous invitent à comparer l’affaire sous étude «à d’autres affaires analogues où des dommages‑intérêts non pécuniaires ont été octroyés».
En effet, à travers le temps et les décisions prises par les tribunaux dans l’attribution de dommages moraux, il est possible de se fier sur les jugements antérieurs pour établir des barèmes et des fourchettes de montant qui ont été accordés pour des dommages similaires dans des situations semblables.
Malgré tout, chaque situation est unique et la manière de chaque individu de réagir à ces situations l’est tout autant. Le juge possède une large discrétion pour accorder des dommages moraux. Il se basera aussi, bien entendu, sur les preuves de l’étendue des dommages qui lui seront présentés. En effet, les témoignages et les preuves matérielles auront pour objectif de démontrer que le préjudice allégué est certain[2], légitime[3] et direct[4].
Postes de réclamation
Il a été établi par la plus haute Cour de ce pays[5] que dans l’analyse d’un préjudice il faut procéder séparément pour l’évaluation de chaque « poste d’indemnisation », ce qui favorise la réparation intégrale du préjudice. Ce principe de réparation intégrale est un concept phare en matière de dommages. En clair, cela signifie qu’une victime d’un dommage a le droit de se faire compenser pour la totalité de son préjudice ni plus, ni moins.
Pour y arriver, la Cour suggère de ventiler le préjudice sous des chefs distincts. Cette méthode permet « un examen sérieux de l’indemnité et l’établissement de règles valables pour l’avenir. De plus, et cela est tout aussi important, elle fournit aux parties en cause et à leurs conseillers la ventilation de l’indemnité totale et elle leur assure ainsi que chaque catégorie de dommages dans la réclamation a été soigneusement étudiée »[6].
À titre d’exemples, en matière de préjudice corporel, les postes de réclamations suivants sont généralement présents :
- Douleurs, souffrances et inconvénients
- Incapacité partielle permanente pour déficit anatomophysiologique[7]
- Incapacité totale temporaire
- Perte de jouissance de la vie
- Préjudice esthétique
Les montants accordés en droit québécois et canadien
Contrairement à la croyance populaire qui tend à croire que des sommes astronomiques se chiffrant en millions de dollars peuvent être octroyées pour compenser une blessure corporelle, en 1978, la Cour suprême du Canada a plafonné à 100 000 $ la somme de dommages non pécuniaires admise dans ces cas[8].
Bien entendu, l’écoulement du temps et la fluctuation de la valeur de l’argent ont été pris en compte puisqu’il est aussi prévu d’indexer chaque année ce plafond. En guise d’illustration en 2022, l’indexation permettait de réclamer jusqu’à 395 000 $[9].
Les tribunaux canadien et québécois sont plus conservateurs que nos voisins du sud desquelles proviennent souvent des attentes démesurées des justiciables. Dans les faits, les cas suivants, somme toute assez graves, ne franchissent pas la barre des 50 000, 00 $. Voyons cela de plus près.
- Dans l’affaire Concetta Giampersa, il est décidé qu’une indemnité de 30 000 $ à titre de préjudice esthétique pour une déformation de la narine gauche et une asymétrie du nez[10].
- En 2007, dans le contexte de brûlures au deuxième degré au visage, au cou, à la nuque, au thorax (surface corporelle atteinte de 8 %). Le Tribunal, dans quantifie à 27 500 $ le montant de l’ensemble des dommages non pécuniaires[11].
- Mme Anne-Marie Lavoie quant à elle a subi de graves brûlures à la hanche, à la jambe gauche ainsi qu’au bras gauche. Elle a subi 12 greffes suite à son hospitalisation. Le Tribunal fixe à 22 000 $ l’ensemble des dommages non pécuniaire, cela comprend le préjudice esthétique, les souffrances, inconvénients et perte de jouissance de la vie[12].
En résumé, les conséquences adverses de l’atteinte à un droit ou à l’intérêt d’une personne peuvent être paliers par l’entremise d’une compensation monétaire. Il s’agit d’une évaluation à géométrie variable qui permet d’adopter une conception englobante et personnalisée de la notion de préjudice. Malgré tout, il est vrai que peu importe l’indemnisation accordée, l’aspect monétaire ne saura jamais compenser totalement l’ensemble des souffrances. Comme le l’indiquait le juge Dickson dans l’arrêt Andrews :
« Le bonheur et la vie n’ont pas de prix. »[13]
Me Céleste Anctil, avocate
canctil@juriseo.ca
[1] Proulx c. Club de golf Summerlea, 2021 QCCQ 71 (CanLII), <https://canlii.ca/t/jd33x, par. 46 et 47.
[2] Art. 1611, Code civil du Québec.
[3] Art. 9, Code civil du Québec.
[4] Art. 1607, Code civil du Québec.
[5] Andrews c. Grand & Toy of Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, 235-236.
[6] Ibid.
[7] Il s’agit d’un pourcentage évalué par un expert médical qui correspond à l’évaluation des séquelles résultant d’une blessure.
[9] A c. B, 2022 QCCS 768 (CanLII).
[10] Giampersa c. Hasel, B.E. 2004BE-738 (C.S.).
[11] Thibault c. Dubé, 2007 QCCS 4399 (C.S.).
[12] Lavoie c. Tremblay, [1991] R.R.A.I. (C.S.).
[13] Supra, note 5.